Dans une nouvelle étude qui sera présentée ce jeudi à VivaTech, McKinsey analyse l’impact de l’automatisation et de l’intelligence artificielle sur le monde du travail à l’horizon 2030.
Plutôt que de s’alarmer d’une hypothétique disparition du travail, mieux vaut dès à présent se préparer à ses mutations. Tel est, en substance, le constat dressé par la dernière étude du McKinsey Global Institute, qui sera présentée ce matin en ouverture de VivaTech.
Venant après de nombreux rapports universitaires ou de cabinets d’études sur les emplois qui pourraient être détruits par les progrès de l’automatisation, de la robotique et de l’intelligence artificielle, cette nouvelle étude ne cherche pas à trancher cette question, mais à estimer quelles compétences seront les plus utiles à l’horizon 2030.
Le nouveau rapport a pris le parti de diviser le marché du travail – plus précisément le nombre total d’heures travaillées aux Etats-Unis et dans 14 pays européens – en 25 compétences, rassemblées dans cinq grandes familles. « Nous avons identifié les tâches les plus exposées à l’automatisation et mesuré le degré d’automatisation potentiel de chacune, puis nous avons relié ces tâches aux compétences correspondantes pour estimer leur évolution » », explique Eric Hazan, responsable de McKinsey Digital France.
Cette première partie de l’étude, qui est déclinée dans cinq grands secteurs (lire ci-contre), se double d’une enquête menée auprès de 3.000 cadres dirigeants sur leurs attentes et leurs craintes en matière d’automatisation. En voici les principaux enseignements.
1) Pas de destruction d’emplois, mais un déplacement
Selon les calculs de McKinsey, le nombre total d’heures travaillées en 2030 dans les pays étudiés ne sera pas inférieur à celui de 2016. Il devrait même progresser d’environ 5 % (683 milliards d’heures en 2030 contre 650 milliards aujourd’hui). Mais les compétences nécessaires, elles, vont grandement évoluer.
Quel que soit le secteur étudié, les compétences physiques et manuelles, ainsi que les compétences intellectuelles de base, vont reculer de respectivement 14 % et 15 % à mesure que les robots, d’une part, et l’intelligence artificielle, d’autre part, vont se charger d’un plus grand nombre de tâches. Or ces compétences représentent aujourd’hui près de la moitié des heures de travail (318 milliards d’heures sur 650) – elles sont exercées, par exemple, par les caissiers, les conducteurs d’engins et de véhicules, les assistants comptables, etc.
D’ici à 2030, elles vont fortement décliner au profit de trois domaines. Les compétences intellectuelles élevées, tout d’abord, telles que la créativité, la gestion de projets, la lecture ou l’écriture de niveau supérieur (+ 8 %). Les compétences technologiques, ensuite, en particulier celles liées au numérique, à l’informatique et à l’analyse de données, qui connaîtront la plus forte hausse (+ 55 %). Rien de surprenant, jusque-là, dans une société de la connaissance et du numérique, caractéristique de tous les pays développés depuis la fin du XXe siècle.
Le plus étonnant, c’est l’accent mis sur les compétences sociales et émotionnelles (+ 24 %), telles que la capacité à négocier, à manager, à prendre soin des autres, mais aussi à former et à enseigner. Le message est simple : à mesure que les machines progressent, les aspects strictement humains du travail auront une importance croissante.
2) L’avenir est aux « cols neufs »
Notre représentation du marché du travail est encore marquée par une séparation des métiers entre « cols bleus » et « cols blancs » : d’un côté, des ouvriers et employés faiblement qualifiés aux tâches majoritairement physiques et, de l’autre, des professions intellectuelles. Mais cette image ne correspond déjà plus à la réalité des emplois, et elle y correspondra de moins en moins.
Par exemple, « dans le passé, les mineurs de charbon portaient de lourdes charges et manipulaient des engins simples, explique le rapport. Aujourd’hui, ils supervisent des machines qui effectuent le travail pénible ».
La robotisation et les progrès de l’industrie devraient donc faire apparaître une nouvelle catégorie de travailleurs capables de gérer des situations auparavant dévolues aux professions intellectuelles – ni cols bleus ni cols blancs, l’étude de McKinsey les appelle « cols neufs ». Le mouvement va s’accélérer, mais il est déjà à l’œuvre depuis que les ordinateurs sont apparus dans toutes les entreprises.
Le travail des secrétaires – devenues désormais « assistantes » – consiste moins à taper du texte qu’à gérer des demandes multiples. Et si les assistants numériques animés par l’IA, encore balbutiants, finissent par effectuer une partie des tâches des assistantes humaines, d’autres, à plus forte valeur ajoutée, pourraient leur être attribuées.
3) Bifurcation des performances
La deuxième partie de l’étude, basée sur une enquête auprès de cadres dirigeants, montre que toutes les entreprises ne sont pas égales face à cette évolution. Certaines se sont déjà engagées dans cette voie en ne privilégiant que les compétences à très forte valeur ajoutée – c’est notamment le cas des géants du Net, comme Google et Facebook, et cela explique pourquoi leurs salaires médians sont désormais largement au-dessus des autres entreprises américaines (« Les Echos » du 17 mai 2018).
Plus largement, estime l’étude, les entreprises qui prennent conscience très tôt du besoin de faire évoluer les compétences tireront le meilleur profit de l’intelligence artificielle et de l’automatisation.
« On constate déjà une bifurcation de la performance entre les entreprises qui investissent dans les compétences les plus adaptées (par la formation, la requalification et le recrutement) en y consacrant les moyens nécessaires, et celles qui tardent à prendre des mesures, explique Eric Hazan. Le risque, c’est que cette bifurcation ne fasse que s’accentuer, à la fois pour les entreprises et pour les pays. »
4) Vers une nouvelle organisation
La montée des « cols neufs » et le partage des compétences devraient aller de pair avec des changements profonds dans l’organisation du travail : en effet, le modèle pyramidal, bien adapté au monde des cols bleus et des cols blancs, ne fonctionne plus quand les tâches et compétences complexes sont largement distribuées.
C’est ce qui explique, selon le rapport, le fait que les organisations dites « agiles », où les employés sont réunis en équipes autonomes et flexibles, aient le vent en poupe. McKinsey appelle les entreprises à aller encore plus loin, en évoquant l’exemple de Zappos, vendeur de chaussures en ligne américain devenu le champion de l’entreprise sans managers (« holacracy ») : depuis 2013, ses 1.500 employés sont organisés en cercles, animés par des managers de projet temporaires.
5) Limiter le creusement des inégalités
Conséquence prévisible de ces évolutions : la demande pour les personnes les mieux formées et qui possèdent des performances supérieures va continuer à s’accroître – et leurs salaires avec. Les autres vont continuer à être de plus en plus menacées.
« Il faut éviter que ne se crée un déséquilibre majeur du marché du travail, poursuit Eric Hazan. Sans un effort ambitieux et concerté en vue de développer les compétences correspondant aux besoins des employeurs, nous ferons face à un excès d’offre de compétences de base et à un déficit de compétences avancées. » Et c’est ce scénario qui, lui, amènerait à détruire des emplois sans en créer de nouveaux.
D’où l’importance de revoir la formation, initiale comme professionnelle, en prenant en compte ce glissement des compétences. Un chantier d’envergure, qui se jouera à la fois au niveau des pays comme des entreprises. Pour ces dernières, la remise à niveau, à mesure que les outils évoluent et tout au long des carrières, doit être une priorité. « Les entreprises de la technologie l’ont bien compris.
Le meilleur exemple est Google, qui assure une montée en compétences permanente de ses ingénieurs, explique Eric Hazan. Mais ce n’est pas le seul : ATT a annoncé que 140.000 personnes seraient formées sur les cinq ans à venir, et IBM travaille déjà sur les ‘new collarjobs’. » Pour rester dans la course entre l’homme et la machine, les entreprises de tous les secteurs vont devoir faire de même. « La bonne nouvelle, conclut Eric Hazan, c’est qu’il est pour la première fois possible d’anticiper les effets de la révolution à l’œuvre : nous avons une quinzaine d’années pour nous adapter. »
LES CONSÉQUENCES POUR CINQ SECTEURS
Banque et assurance. Déjà très fortement numérisé, c’est pourtant l’un des secteurs qui verront la plus forte transformation des métiers dans les prochaines années. Les postes dans le back-office (38 % des effectifs aujourd’hui) apparaissent comme les plus menacés.
Mines et énergie. Sous l’effet des progrès de l’automatisation et de la robotique, jusqu’à 30 % des tâches manuelles répétitives (conducteurs d’engins, opérateurs…) pourraient disparaître. En parallèle, l’usage d’outils d’IA dans l’exploration et la production va accroître la demande de profils technologiques.
Santé. Avec le vieillissement de la population, la demande devrait continuer de croître, notamment pour les postes d’infirmier et l’aide aux personnes dépendantes. C’est même le seul secteur de l’étude où les tâches manuelles et physiques devraient continuer de croître.
Industrie. Depuis 2008, le secteur crée à nouveau des emplois en Europe et aux États-Unis, alors que la productivité augmente. Mais l’industrie 4.0 demandera beaucoup moins de travail à la chaîne et beaucoup plus d’ingénieurs.
Distribution. Là aussi, le travail manuel prédictif (conducteurs, préparateurs de commande…) devrait décliner de plus de 25 %. Les emplois restants seront concentrés dans la relation client, le management et les technologies. D’ici à 2030, le nombre total d’emplois devrait reculer légèrement en Europe.
Benoît Georges