Cette économiste cubaine, professeure de comportement organisationnel, est titulaire de la chaire Charles Handy à la London Business School. Figurant au nombre des penseurs du milieu du management classés par Thinkers50, cette spécialiste des sujets de leadership livre aux Echos sa vision du monde du travail et du rôle des leaders de demain.
Comment appréhendez-vous le concept de leadership au bout de dix-huit mois de crise sanitaire ?
Je suis issue du monde académique, dans lequel la notion de « leader » est étudiée non pas en tant que position formelle dans la hiérarchie d’une entreprise, mais en tant que concept s’appliquant à toute personne qui exerce une influence positive sur ses collègues, en créant les conditions nécessaires pour que chacun puisse donner le meilleur de soi-même et être performant et en prenant des décisions qui font avancer le collectif . Il me semble donc plus important de m’intéresser aux personnes, à tous les niveaux de la hiérarchie, ainsi qu’à leurs comportements, plutôt qu’aux postes qu’ils occupent. C’est de cette manière, me semble-t-il, que l’on peut vraiment appréhender ce qui se joue au coeur du « leadership ».
Dans un contexte aussi mouvant, comment chacun peut-il devenir leader ?
Nous sommes actuellement dans un environnement caractérisé par des changements technologiques majeurs, qui transforment profondément les organisations. La plupart des grandes entreprises ont été bâties pour un autre temps, une autre époque. Elles doivent désormais se réinventer, et les leaders ne sont plus forcément ceux qui excellent dans l’exécution des tâches, mais ceux qui sont en mesure d’apprendre continuellement , pour réagir rapidement aux défis dans un contexte, comme vous l’évoquez, de plus en plus complexe.
Quelles compétences doit donc posséder un leader pour naviguer dans une telle complexité ?
Cinq compétences cruciales sont associées au leadership. D’abord, la capacité à bâtir des réseaux fondés sur la diversité , à dialoguer avec des interlocuteurs variés , afin de mieux comprendre ce qui se passe en dehors de son entreprise et son cercle proche. Ensuite, un leader doit savoir collaborer en créant un climat de sécurité psychologique , dans lequel les collaborateurs se sentent en confiance pour partager des informations et dire ce qu’ils pensent. Troisièmement, je pense qu’un leader est une personne qui sait « coacher » ses collaborateurs, autrement dit les accompagner pour qu’ils se développent de manière productive et qu’ils apprennent par eux même à prendre des décisions. Autre compétence importante : la capacité à mettre en place une culture d’entreprise solide , comprise par tous. Les objectifs d’une organisation peuvent changer mais si les valeurs et les comportements encouragés par l’entreprise sont clairement définis par les leaders, les collaborateurs seront en mesure de s’y retrouver. Enfin, si nous devons retenir quelque chose de la pandémie, c’est qu’un bon leader est une personne empathique , capable d’écouter et d’utiliser son humanité pour entrer en interaction avec ses collaborateurs.
On invoque de plus en plus l’impact délétère de la crise du Covid sur la place des femmes au travail. Qu’en pensez-vous ?
C’est une question intéressante et centrale, à l’heure actuelle. Cependant, nous n’avons pas encore toutes les données disponibles. Si l’on est optimiste, il est important de souligner que la pandémie de Covid-19 a permis à de nombreux collaborateurs, y compris les femmes, de gagner en flexibilité et en autonomie. Il est plus aisé d’adapter ses horaires, par exemple, pour les rendre compatibles avec sa vie personnelle . Mais ce phénomène pourrait aussi s’accompagner d’un effet secondaire, plus problématique. Pour grimper les échelons, chacun le sait, la compétence ne suffit pas, le relationnel et les moments informels passés au bureau avec les équipes sont aussi très importants. C’est pourquoi le risque est grand que les promotions ne soient accordées qu’aux personnes qui se rendent au bureau et parviennent ainsi à cultiver leur réseau. Cela pourrait fragiliser la position de certains collaborateurs, dont celle des femmes qui tentent de concilier leur vie familiale avec leur vie professionnelle.
Le modèle de travail hybride, qui se met en place dans de nombreuses entreprises, pourrait donc ainsi s’avérer problématique…
Nous sommes en pleine transition vers un nouveau modèle, cela s’accompagne de défis. Avec le télétravail , les frontières entre les sphères professionnelle et personnelle deviennent plus poreuses. Chacun a des impératifs et des manières différentes de fonctionner . Certains collaborateurs continuent à observer des horaires classiques, même en étant chez eux, tandis que d’autres jonglent entre différents impératifs, avec un emploi du temps plus fragmenté. Cela suppose donc d’adapter les modes de management à ces différentes situations. Par exemple, en décidant d’évaluer les gens en fonction de l’atteinte ou non de leurs objectifs, et non plus du respect d’un cadre et d’horaires de travail précis. Tous les penseurs du management essaient d’imaginer à quoi ressemblera le monde du travail du futur, mais il est important de reconnaître qu’il y a de nombreuses incertitudes et qu’il va surtout nous falloir expérimenter différents modes de fonctionnement et apprendre de nos erreurs.
Quelles sont les problématiques les plus urgentes sur lesquelles travailler pour éclairer le monde du travail de demain ?
La façon dont les leaders abordent la transition vers de nouveaux modes de leadership est passionnante. D’autant plus que cela tranche avec ce à quoi ils étaient habitués et que cette transition est au coeur de la transformation des entreprises. Il est également important de s’intéresser aux changements de carrière des individus, à un stade avancé de leur vie professionnelle . Il faut y penser, car nous allons vivre de plus en plus longtemps.
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Léna Sanchez