OPINION – Plus un salarié se sent libre, plus il est fidèle. Aussi, le « offboarding », c’est-à-dire l’ensemble des processus mis en place pour gérer et faciliter le départ d’un salarié est, peut-être et paradoxalement, une clé pour fidéliser.
Dans le contexte de grande tension de recrutement de cette rentrée, l’objectif numéro un des entreprises est de fidéliser leurs collaborateurs. Cela fait des années qu’on entend ce mantra managérial avec toutes sortes de bons arguments, mais après deux années et demie de profonde remise en question, est-ce qu’il ne serait pas temps de revoir aussi en profondeur ce dogme de la fidélisation ?
Et de comprendre une chose très simple : c’est quand on est libre de partir que l’on reste ! Et c’est plus vrai que jamais. Mais pourquoi vouloir fidéliser ? Est-il bien raisonnable de faire rimer fidélité et flexibilité ? Enfin, sachant que c’est le contexte de liberté qui crée l’envie de rester, comment s’y prendre ?
Un salarié fidèle est plus performant
Depuis des décennies, les études et les recherches en management des ressources humaines (RH) démontrent que la fidélisation « rapporte ». On retrouve les mêmes analyses en marketing pour la fidélisation du client qu’en RH pour celle du collaborateur. La vision est très rationnelle : cela coûte moins cher de garder un collaborateur que de recruter.
Les recrutements ont un coût et la réelle valeur ajoutée d’un salarié n’existe qu’après le temps d’apprentissage de son métier, qui peut varier de quelques heures à plusieurs années. Un départ anticipé n’est donc pas souhaitable.
Un second argument fait le lien entre rétention de ses salariés, satisfaction et performance. Un salarié fidèle est, par définition, un salarié satisfait, il sera donc plus performant, et comme il est performant, il est heureux et sera donc fidèle. Perçue comme une cause et une conséquence de la satisfaction, la fidélité valorise donc l’image de l’entreprise. Devant autant de bénéfices, il ne peut qu’être recommandé de travailler à cette fidélisation.
Voir ailleurs, c’est faire preuve d’agilité
Remettre en cause le dogme de la fidélisation peut donc paraître provocateur, mais comme l’a si bien dit Abraham Lincoln : « Les dogmes du paisible passé ne sont plus à la hauteur de l’orageux présent. » Qu’observe-t-on ? Le monde du management plaide plus que jamais pour la flexibilité et l’agilité. Or, attendre dans le même temps la flexibilité des collaborateurs et leur fidélité, c’est vouloir avancer sur un fil très mince !
Depuis des années, on demande aux individus d’être agiles, flexibles afin de s’adapter aux changements auxquels ils sont exposés. Et c’est encore mieux s’ils les anticipent pour résister aux turbulences de l’environnement. Mais de façon très factuelle, les compétences d’agilité et de flexibilité se nourrissent de l’envie de progresser, d’apprendre autre chose, d’explorer d’autres environnements, de découvrir d’autres métiers… d’aller voir ailleurs.
Or la fidélisation, c’est très concrètement rester dans la même entreprise, avec les mêmes personnes, la même culture d’entreprise, en travaillant dans le même secteur d’activité.
La démission souvent vécue comme une trahison
Le succès de la grande démission – dans les faits, une grande mobilité plutôt : dans un marché du travail porteur, les salariés se risquent à changer d’entreprise plus facilement – démontre cette envie de changement professionnel. Est-ce qu’une bonne réponse à cette envie massive ne serait pas justement de valoriser l’infidélité ? Comment ? Tout d’abord, en l’évoquant de façon positive lors des deux moments de vérité du parcours professionnel : le recrutement et l’entretien d’évaluation.
Concrètement, c’est aborder un possible départ pour une autre entreprise comme quelque chose de positif, ou échanger sur la question d’une démission de façon sereine. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que ce ne sont pas des pratiques courantes. L’annonce d’un départ, à l’initiative d’un collaborateur, est le plus souvent vécue comme une trahison et gérée de façon affective. Ce qui implique que ce moment est maltraité : on le fuit, on le raccourcit, on n’écoute pas ce que la personne a à dire et qui pourrait être précieux pour progresser.
De son côté, le collaborateur s’exprime le moins possible pour éviter tout drame et pour ne pas avoir de problèmes s’il est trop critique. Or parler sans tabou de mobilité interentreprises, et même la faciliter devrait être vu comme un atout. L’ensemble des processus mis en place pour gérer et faciliter le départ de l’un de ses salariés (le « offboarding », en jargon professionnel) doit devenir aussi évident que l’affichage des possibilités de télétravail dans les annonces d’emploi.
Trois avantages à la mobilité externe
Le premier évite le syndrome de la « cage dorée ». Autrement dit, les situations où les salariés restent dans leur entreprise pour les avantages extrinsèques qu’elle leur procure : salaires élevés, RTT, congés, prestations du comité d’entreprise, mais ne sont plus motivés.
Le deuxième porte sur ce que commencent à comprendre les entreprises : il y a une véritable opportunité à voir revenir ces collaborateurs, enrichis de quelques années d’expériences dans d’autres entreprises. On les appelle les « employés boomerang ». Autant se préparer à cette possibilité dès leur arrivée.
Enfin, le troisième avantage – paradoxal – nous est proposé par la théorie de l’engagement, inventée par Kiesler dans les années 1960 et popularisée par Joulé et Beauvois en France. Plus on propose un contexte de liberté, plus la personne s’engage. Autrement dit, un collaborateur se sentant libre de partir sera plus engagé dans son poste.
La facilitation de la mobilité externe entre dans le cadre des innovations managériales, qui sont les innovations les plus porteuses de valeur ajoutée et de différenciation pour les entreprises. Il n’y a rien de plus engageant que d’être libre de partir, et c’est valable pour toutes les activités humaines !
Par Isabelle Barth, Professeure en management à l’Université de Strasbourg