Compte-rendu de réunions, e-mails, analyse de données… L’intelligence artificielle fait gagner du temps et évite aux jeunes consultants les journées à rallonge qui finissent à 22 heures. Mais elle soulève aussi des inquiétudes sur le futur de leur fonction.
L’IA va-t-elle remplacer les juniors ? « Le sujet était d’abord une blague de la part des clients. Mais au fur et à mesure que l’on s’approprie la technologie, la blague devient sérieuse », sourit Julien Floch, senior manager chez Wavestone, spécialiste de l’IA générative. OpenAI a dévoilé ChatGPT depuis deux ans et les entreprises de conseil s’en sont réellement emparées depuis plusieurs mois. « Elles commencent à comprendre que la machine va pouvoir faire une partie du travail des consultants », abonde Arnaud Caldichoury, fondateur de Napta, un logiciel de placement des consultants sur les missions.
Compte-rendu (CR) de réunions, e-mail, analyse de données, synthèse de documents… Les tâches délégables à l’IA sont nombreuses. « Pour un jeune consultant, cela représente deux tiers de son temps », estime Arnaud Caldichoury. Si toutes les applications ne sont pas encore au point, l’IA est déjà un réflexe pour beaucoup d’entre eux.
Estelle* est junior dans un MBB (McKinsey, Bain, BCG), qui désigne le Top 3 des cabinets de conseil en stratégie. Elle détaille : « On a un moteur de recherche augmenté avec l’IA. Il me source toutes les slides déjà existantes en interne pour mon sujet. On a également beaucoup d’outils ajoutés sur PowerPoint, pour unifier les formulations, commencer tous les bullet points par des verbes, par exemple. »
Sans oublier les tâches purement intellectuelles : « Après un brainstorm entre nous, on vient confronter nos idées avec celles de ChatGPT », raconte Louise*, consultante dans un cabinet de conseil en stratégie et management.
Résultat : le gain de temps est plutôt impressionnant. « Ça réduit mon temps de travail de 20 %, soit une journée par semaine », estime Pierre*, consultant dans un Big Four, l’un des quatre plus gros cabinets d’audit et conseil au monde. Chacun a fait ses calculs : « Copilot (l’IA de Microsoft) fait gagner en moyenne vingt-sept minutes par jour », abonde Julien Floch de Wavestone, qui a mesuré cela chez ses clients. Louise passe désormais trente minutes sur un CR de réunion au lieu de deux heures.
Des tâches non digitalisables
Avec ces gains de productivité, les juniors risquent-ils d’être remplacés, à terme, par l’IA ? La question est dans tous les esprits mais il n’y a pas encore de signal d’alarme à l’horizon. Pour l’instant, les jeunes consultants sont gardés en poste et toujours recrutés en nombre.
« En 2024, on reste sur les mêmes ratios de recrutement », souligne Sylvain Duranton, directeur monde de BCG X, l’entité tech du cabinet. Et d’ajouter : « On déploie déjà nos outils d’IA en interne et on poursuivra en 2025. Si on observe un gain de productivité important, disons de 30 % , on pourrait déclencher quelque chose. Mais je ne vois pas comment cela peut arriver à ce stade. »
Au vu des témoignages recueillis, on peut questionner son enthousiasme. « Une grande partie des anticipations vient d’une vision limitée du rôle des consultants juniors auprès des clients », analyse Sylvain Duranton. Déplacement, interview, pédagogie, installation de logiciels, etc.
« Une grosse partie des tâches, liée à l’humain, ne sont pas digitalisables », renchérit Arnaud Caldichoury de Napta. Estelle abonde : « On doit aussi faire beaucoup d’hypothèses basées sur nos échanges et notre expérience, avoir des convictions, trancher des décisions. ChatGPT ne fera jamais ça. »
Je me décharge des tâches ennuyeuses qui te prennent de la charge mentale et du temps. Et je me concentre sur la stratégie
Louise (Consultante)
Cela ne signifie pas pour autant que le monde du conseil sortira indemne de la vague IA. Les clients des cabinets vont être de plus en plus matures sur le sujet. « Il est possible qu’au lieu de vendre une mission avec 20 jours de travail, le client n’en accepte que 10, anticipe Arnaud Caldichoury de Napta. Il va donc falloir vendre plus de missions. »
Se faire les dents sur des tâches ingrates
Le job des consultants juniors va évoluer vers des tâches plus intéressantes, anticipent-ils tous. Le temps gagné est déjà réalloué à d’autres activités. « Je me décharge des tâches ennuyeuses qui te prennent de la charge mentale et du temps. Et je me concentre sur la stratégie. Ça me permet de progresser plus vite », explique Louise.
Les dirigeants voient cette évolution d’un bon oeil : « Remettre ses notes au propre, ce n’est pas une tâche à forte valeur ajoutée, c’est intéressant de l’automatiser. En revanche, se faire sa propre idée du sujet en relisant ses entretiens, c’est capital de le faire soi-même », estime Sylvain Duranton. De quoi ravir les 40 % des consultants, jeunes et moins jeunes, qui ont le sentiment que leur potentiel n’est pas exploité à sa juste valeur, selon le baromètre 2024 de Napta et The Boson Project.
Et ce temps gagné leur permet aussi d’avoir plus de temps pour vivre en dehors du bureau. « Ça m’évite de finir à 22 heures. Je suis moins dans le rush. Et plus serein aussi parce que je rends un meilleur travail », raconte Pierre. Une aubaine pour les cabinets qui cherchent par tous les moyens à diminuer le turnover important dans le secteur : 20 % à 30 % de départs chaque année.
Pour avoir des seniors compétents, il faut des juniors formés, s’inquiètent les cabinets de conseil. « Si un junior n’apprend pas à nouer des relations quand il est en bas de l’échelle, comment pourra-t-il donner le change comme partner dix ans plus tard devant un dirigeant du CAC 40 ? », s’interroge Arnaud Caldichoury.
Même réflexion quand il s’agit de parler à l’IA. Comment aiguiller ChatGPT quand on ne sait pas quel résultat on attend ? Dans le cabinet de Louise, des garde-fous ont été mis en place pour pallier cet écueil : « Les prochaines recrues ne pourront utiliser ChatGPT qu’au bout d’un certain temps. Les premiers mois, ils feront des comptes rendus à la main pour comprendre l’exercice », explique-t-elle.
*Les prénoms ont été modifiés
Par Fleur Bouron