Identifier et garder les 2 % de salariés essentiels à la performance de l’entreprise, réorganiser tous les dix-huit mois et non plus tous les dix ans… Dominic Barton, patron du cabinet McKinsey, raconte les mutations du management dans un monde qui change de plus en plus vite. La clef du succès : la gestion des compétences.
Pulsions populistes, dangers climatiques, creusement des inégalités, d’un côté, croyance dans le progrès, avancées médicales, diminution de la pauvreté, de l’autre : le monde est travaillé par des forces contradictoires.
Quel défi est le plus urgent ?
L’éducation et la formation. C’est d’ailleurs un sujet qui passionne de plus en plus les chefs d’entreprise. Auparavant, on avait des décennies pour gérer les mutations. Désormais, tout s’accélère, et les transitions vont se jouer dans les dix à quinze prochaines années. La transformation numérique est au coeur des préoccupations des gouvernements et des entreprises.
La robotisation s’impose beaucoup plus rapidement qu’on ne l’imaginait il y a peu. Le rôle des talents dans l’économie s’en trouve bouleversé. Pourtant, l’école a peu changé depuis un siècle. Elle reste centrée sur la formation initiale. Or, dans le monde qui se dessine, aucun diplômé de vingt-cinq ans ne peut considérer qu’il a été formé à vie.
Quelles sont les réformes à entreprendre ?
Il faut une révolution dans l’éducation. Le système s’est déréglé. Dans certains endroits, dans certains pays, il est devenu injuste, trop sélectif et son accès parfois trop dépendant de l’argent. Dans le Bronx, seulement 60 % des étudiants achèvent leur cursus.
Pour les 40 % sans diplôme, décrocher un emploi sera très compliqué. Il faut revoir les méthodes, gagner en efficacité et, dans certaines régions du monde, ouvrir l’éducation au plus grand nombre. Prenez le cas de l’Indonésie. Elle abrite probablement cinq Einstein, mais ils ne sont peut-être pas scolarisés. Comment les identifier ? Il en va de même dans certains pays comme le Pakistan, l’Afghanistan ou la Turquie, où beaucoup de jeunes filles sortent trop tôt du système scolaire.
Partout, on manque de personnel qualifié. Les Etats-Unis ont besoin d’infirmiers, d’exploitants forestiers, de nutritionnistes. L’Afrique importe des électriciens et des soudeurs. L’apprentissage permettrait de répondre à ce défi de l’inadéquation entre demande et offre de compétences, à la condition d’optimiser les parcours.
Les pouvoirs publics ont-ils pris la mesure de l’enjeu ?
Les gouvernements ne peuvent plus porter seuls cette responsabilité. Il faut amener d’autres acteurs. Dans certains pays comme le Pérou, le capital-risque investit dans l’éducation. Plus largement, l’intérêt des entreprises est légitime.
L’accroissement des inégalités dans la répartition des richesses est inquiétant, et il n’y a pas de capitalisme pérenne sans égalité des chances. C’est le sujet qui me préoccupe le plus. Les dirigeants d’entreprise ne peuvent mettre la tête dans le sable en considérant que ces sujets ne sont pas de leur ressort. Sinon, le populisme l’emportera.
Il y a aussi un immense besoin de formation des actifs…
… que nos systèmes sociaux ne peuvent satisfaire en l’état actuel. L’école forme ceux qui vont entrer sur le marché du travail et les organismes de retraite gèrent l’avenir de ceux qui en sortent. Mais entre ces deux institutions bâties depuis plus d’un siècle, à l’époque de Bismarck, nous n’avons pas un dispositif équivalent pour adapter en permanence les compétences, afin de permettre à la classe active de rester en phase avec les évolutions de l’emploi.
Comment demander aujourd’hui à un ou une quadragénaire qui a charge de famille et un prêt immobilier à rembourser de retourner à l’école ? Il manque un pilier essentiel dans nos filets de sécurité, qui puisse répartir collectivement ce coût entre toutes les parties prenantes. Les entreprises doivent en prendre leur part. Ne serait-ce qu’au nom de la rationalité économique, une entreprise ne saurait se contenter de se séparer des salariés qui n’ont plus les savoirs nécessaires pour les remplacer par d’autres individus.
Adapter les compétences coûte souvent moins cher que d’en recruter de nouvelles. C’est ce qu’a fait Randall Stephenson chez AT&T en investissant 250 millions de dollars dans une université en ligne à disposition de ses 200.000 employés. Le suivi de ce cursus de formation interne offre aux salariés des garanties d’accéder à un nouveau poste au sein du groupe si le leur venait à disparaître.
Qui va être le plus affecté par la robotisation ?
Tout le monde ! Du call-center au conseil en passant par l’imagerie médicale ou encore les services d’hôtellerie, beaucoup d’activités vont être, au moins partiellement, automatisées. Nos études montrent que la moitié des activités professionnelles actuelles sont théoriquement automatisables sur la base des technologies existantes.
Pour six métiers sur dix, un tiers des tâches qui les composent pourraient être assumées par des robots. Environ 400 millions d’emplois seront ainsi concernés dans le monde d’ici à 2030. L’économie mondiale va en être considérablement transformée. Autrefois, le pilotage de l’entreprise passait d’abord par l’allocation du capital. Les dirigeants les plus prudents en réaffectaient 2 % ou 3 % par an, les plus offensifs procédaient à des choix très marqués en réallouant 10 %.
Désormais, c’est l’allocation des talents qui fera la différence. Plusieurs technologies qui n’existaient pas il y a dix ans peuvent nous aider à optimiser cette gestion humaine.
Comment les entreprises doivent-elles s’adapter ?
Certaines fonctions vont voir leur rôle renforcé. Pour l’allocation du capital, le directeur financier était l’homme clef. La transformation digitale propulse le directeur des ressources humaines au même rang.
Pas de business plan sans plan des talents ! Dans bon nombre d’entreprises, à peine 2 % des collaborateurs jouent le rôle de moteurs de la création de valeur, et il ne s’agit pas forcément de ceux placés en haut de l’organigramme. Les identifier devient critique.
Nous avons examiné 60 entreprises particulièrement performantes. Beaucoup d’entre elles fonctionnent avec à leur tête un « G3 » – directeur général, directeur financier et DRH.
L’accélération du changement requiert des organisations plus agiles, les entreprises étant aujourd’hui confrontées à des transformations fondamentales tous les dix-huit mois et non plus tous les dix ans comme auparavant.
Certains sont-ils plus en avance que d’autres ?
Prenez l’exemple de Blackstone, l’une de ces firmes de capital-investissement qui ont l’image d’experts en montages financiers très compliqués. Il est pourtant allé chercher chez Unilever une pointure mondiale des RH, Sandy Ogg, pour élargir sa palette d’expertises.
En effet, ce fonds a déterminé que, dans une entreprise de 12.000 personnes dont il avait fait l’acquisition, l’avenir du plan stratégique reposait en réalité sur 37 personnes. Au-delà des talents individuels, il est absolument crucial de s’assurer que ces personnes vont disposer des conditions optimales pour réussir.
Peu d’entreprises intègrent de façon systématique cette planification stratégique des talents.
Comment vont évoluer les modes de recrutement ?
D’abord, en allant chercher les collaborateurs là où les entreprises n’ont pas l’habitude de le faire. Ces dernières ne peuvent plus se contenter de recruter seulement dans quelques écoles réputées. Les personnes les plus talentueuses ne sortent pas forcément de ces établissements, et la technologie permet aujourd’hui de les identifier, et de les former pour les intégrer.
Chez McKinsey, en complément de nos processus habituels de recrutement, nous recourons également à un « serious game » en ligne, qui nous donne accès à des centaines de milliers de candidats potentiels. Pour chacun d’entre eux, nous obtenons de 60 à 80 indicateurs sur leur façon d’appréhender tel problème, telle situation. Auparavant, nous aurions été contraints de nous limiter à quelques milliers d’entretiens, avec la possibilité de ne retenir que 6 ou 8 indicateurs sur chaque candidat.
La révolution numérique va aussi créer des emplois…
La technologie atteint une nouvelle frontière avec l’intelligence artificielle. Appliquée aux sciences, à la biochimie, aux matériaux, elle aboutira à des découvertes dont nous n’avons même pas idée, qui créeront de nouveaux métiers, de nouveaux services, de nouvelles possibilités.
Qui pouvait imaginer en 1905 qu’avec le vol des frères Wright venait de naître une industrie aérienne qui allait révolutionner les transports, engendrer un nouveau tourisme, créer des millions d’emplois ? AlphaGo, le système d’intelligence artificielle développé par la filiale de Google DeepMind, a été capable de trouver une suite de trois coups qui n’avait jamais été jouée en trois mille ans de pratique humaine du jeu de go.
Face aux bouleversements économiques, certaines professions vont s’adapter plus facilement. Un responsable du rayon chaussures d’un grand magasin peut ainsi être très utile au concepteur de logiciels Salesforce, même s’il ne sait pas programmer, car il connaît finement les attentes des clients. D’autres professions n’auront pas les mêmes perspectives : par exemple qu’adviendra-t-il des 3,2 millions de conducteurs de poids lourds aux Etats-Unis si leurs véhicules deviennent autonomes ?
A l’évidence, certaines reconversions seront plus problématiques. Quand General Motors a fermé une usine d’assemblage à Janesville, dans le Wisconsin, beaucoup des ouvriers ont retrouvé un emploi, mais à des conditions plus précaires, et les salaires horaires sont passés de 28 à 16 dollars dans la région. Ces inquiétudes ont fortement marqué la dernière campagne présidentielle américaine.
Les décideurs publics comme privés vont devoir être extrêmement attentifs au creusement des inégalités entre les bénéficiaires de la révolution technologique et ceux qui risquent de la subir.
Les grandes entreprises semblent prises dans un double mouvement. D’un côté, elles grandissent toujours. De l’autre, des start-up plus agiles les fragilisent. Quelle tendance va l’emporter ?
L’une n’est pas exclusive de l’autre. La concentration va encore gagner du terrain. 10 % des entreprises cotées réalisent 80 % des profits. Dans nombre de secteurs, il n’y aura bientôt plus que quelques rivaux à s’affronter. L’exemple de la finance est frappant : les fintech ont apporté une foule d’innovations, mais les grandes banques acquièrent les plus prometteuses.
Le mouvement s’observe en France, en Australie, au Royaume-Uni, au Canada… Il en va de même dans la santé. Ce qui n’empêche pas la remise en question d’acteurs dominants. Dans le commerce de détail, Walmart dominait le secteur aux Etats-Unis en 2012 et il se porte toujours bien. Mais ses positions sont attaquées par un nouveau venu puissant, Amazon. Une entreprise comme Facebook, qui n’existait pas il y a vingt ans, compte aujourd’hui des milliards de « clients » !
D’autres géants ont aussi grandi très vite, comme Google, Tencent ou Alibaba. A l’avenir, il y aura à la fois davantage de nouveaux concurrents et davantage de concentration.
Quels conseils donneriez-vous aujourd’hui à un étudiant qui sort de l’université ?
Je lui ferais cinq suggestions. La première est de vivre les deux prochaines années dans au moins trois pays : par exemple, la Chine, l’Inde et le Nigeria. Ces régions vont prendre un poids de plus en plus important. Comprendre leurs populations, la façon dont elles consomment, dont elles sont gouvernées et dont les affaires s’y conduisent me paraît précieux.
Mon deuxième conseil serait de se familiariser avec les principes de l’analyse avancée des données, car il est essentiel d’en comprendre la mécanique, même si une grande partie sera automatisée. C’est l’Excel de demain. Ma troisième recommandation est tout simplement de maîtriser l’art d’écrire, comme un journaliste, pour apprendre à communiquer clairement sur des sujets complexes.
La quatrième, c’est d’aller travailler au contact du réel, sur un bateau de pêche ou dans un fast-food, et tout simplement de se frotter à la vie et à ses réalités, de développer son quotient émotionnel autant que son quotient intellectuel. Et la cinquième, c’est de se projeter perpétuellement dans l’avenir.
Son parcours
Né en Ouganda, résidant à Londres, ce Canadien de cinquante-sept ans dirige McKinsey (25.000 collaborateurs dans le monde) depuis près d’une décennie.
Entré dans le cabinet de conseil en stratégie en 1986 à Toronto, après des études d’économie à l’université de Colombie-Britannique et à Oxford, il est parti développer les activités de McKinsey en Asie en 2000. Sa réussite en Corée du Sud puis en Chine lui a ouvert la voie royale vers la direction du cabinet.
Il a l’oreille des dirigeants des grandes multinationales, mais aussi des gouvernants du monde entier, à Riyad comme à Ottawa, à Séoul comme à Paris.
Son actualité
Intéressé depuis longtemps par les questions d’éducation et de formation, il publie le 6 mars son troisième livre, « Talent Wins » (« Le talent gagne »), aux éditions Harvard Business Review Press. Il l’a écrit avec Ram Charan, consultant indépendant et auteur de best-sellers du management, et de Dennis Carey, vice-président du cabinet de recrutement Korn Ferry. Les trois auteurs y expliquent pourquoi et comment les grandes entreprises doivent entièrement se réorganiser autour de la gestion des talents.
L’institut de recherche associé au cabinet, le McKinsey Global Institute, a publié ces dernières années des études de référence sur les effets de l’automatisation, le futur du travail et la mondialisation numérique, que Dominic Barton a portées un peu partout dans le monde.