Interviewé à l’occasion de la soirée « Positive Business » organisée par « Les Echos Executives », le 7 juin dernier, le président de Michelin est revenu sur le caractère fortement mobilisateur de l’entreprise engagée et responsabilisante.
Que vous inspire l’expression « Positive Business », ou business positif ?
Le mot positif peut couvrir beaucoup de domaines. Un business dit « positif », c’est une activité qui rayonne au-delà de la simple production de biens et services.
Et qui s’implique en faveur de son environnement, dans l’intérêt général. Et cela est essentiel ! Un patron doit réfléchir au sens de l’action de son entreprise pour ensuite définir l’orientation à long terme et les grandes lignes stratégiques.
Quel rôle joue la raison d’être dont traite le rapport que vous avez coécrit avec Nicole Notat ?
La raison d’être permet de joindre le passé au présent ; c’est l’ADN de l’entreprise. Elle n’a pas de signification économique, mais relève plutôt de la vision et du sens. Cette belle expression n’a rien non plus de théorique, elle est au contraire très pratique.
Quelle est la cause défendue ? Dans quelles perspectives situe-t-elle l’entreprise ? La raison d’être est un bien partagé qui engage et aligne tout le monde. C’est quelque chose de profond.
Et de mobilisateur ?
La raison d’être est un concept très porteur ! Tous ceux qui font l’effort de la définir et de la partager se rendent compte à quel point elle mobilise les esprits. L’entreprise est plus que jamais au cœur de la vie politique, sociale et économique. Les Trente Glorieuses ont fait leur temps et l’Etat providence disparaît. Il y a aujourd’hui une véritable nécessité de créer un libéralisme acceptable par tous.
Or l’entreprise inspire une certaine méfiance à beaucoup trop de gens. En donnant du sens et du souffle, la raison d’être favorise le consensus. Dans le monde du travail, le sens et le pourquoi doivent nourrir en permanence la motivation, sans quoi on perd les gens. Mais le sens et le pourquoi se retrouvent dans quantité d’autres sujets sociétaux. Cela dépasse de loin l’entreprise.
Quelle a été votre motivation préalablement à la rédaction du rapport Notat-Senard ?
La forte corrélation entre la volonté politique et l’adhésion à l’esprit de l’entreprise m’intéressait, c’est pourquoi j’ai accepté de corédiger le rapport sur « l’entreprise, objet d’intérêt collectif ». Car si on ne s’engage pas sur la voie d’un libéralisme apaisé et solidaire, on va vers de très gros problèmes. Il va falloir créer un modèle différent, qui ne soit ni un capitalisme anglo-saxon classique ni un capitalisme d’Etat.
En France, le ton des débats sur cette question, en amont du rapport, a été extrêmement vif. Nos travaux ont contribué à apaiser la situation, même si le débat n’est pas éteint. La ligne transmise par Nicole Notat et moi-même est équilibrée. La suite ? C’est d’abord un passage devant le Conseil d’Etat, dans le cadre de la loi Pacte. Ensuite, il y aura un débat parlementaire.
Michelin est souvent cité pour avoir expérimenté le concept d’entreprise libérée…
Je préfère parler d’entreprise responsabilisante. Ce concept est à un niveau très mature chez Michelin, qui l’a expérimenté sur une grande échelle, dès les années 2010-2011. A tous les niveaux de l’entreprise, les collaborateurs se prennent en main.
Cela transforme leur vie, c’est très impressionnant en termes de résultats, d’autonomie et d’engagement des équipes. J’en suis très heureux et très fier.
Comment parvient-on à une telle transformation culturelle ?
Avec beaucoup de méthode, de formation et l’implication de tous, la direction générale, les managers, les salariés, les syndicats. En France, nous avons ainsi pu signer des accords sociaux innovants.
Mais s’ils paraissent très novateurs, ils ne reposent pas pour autant sur de l’autogestion, mais sur de la confiance à partir d’un objectif partagé.
Cela explique-t-il votre place de premier employeur aux Etats-Unis ?
C’est une heureuse surprise mais pas un hasard. Le bien-être au travail, la symétrie des attentions, les collaborateurs traités avec les mêmes égards que des clients, tout cela forme un corpus théorique qui a donné lieu, chez Michelin, à de formidables applications pratiques.
Voilà qui explique notre remontée spectaculaire dans le classement Forbes.
Mais le numérique ne risque-t-il pas de bousculer ce bel ordonnancement ?
Non, car notre démarche responsabilisante prépare le terrain pour le digital. Ce dernier, en accélérant la donne, fait comprendre que, comme au rugby, l’important réside davantage dans la façon de faire la passe que de marquer l’essai.
L’organisation hiérarchique qui ne saisit pas cela risque, à terme, de ne plus pouvoir fonctionner.
Vous avez préparé votre succession avec ce même souci d’anticipation…
J’y ai pensé dès le jour où l’on m’a demandé d’être numéro un. Préparer une succession, c’est éviter le risque de chaos dans un moment aussi sensible que celui d’une transformation culturelle.
Je connais Florent Menegaux [qui lui succédera en mai 2019, NDLR] depuis longtemps. Nous cohabitons et travaillons ensemble en très grande confiance.
Quel conseil donneriez-vous à un nouveau patron en termes d’équilibre et de valeurs ?
Chacun a son équation. Je ne crois pas au mythe de la déconnexion, il est impossible de s’extraire de l’entreprise avec laquelle on vit nuit et jour. En revanche, la sagesse réside dans la délégation et la responsabilisation.
Tout ce que fait ou dit un numéro un est observé, c’est pourquoi je prône la constance et la capacité à savoir garder les pieds sur terre. Autre conseil : éviter cette propension à faire croire que tout vient de vous.
A des groupes d’étudiants, j’explique combien il est important de ne pas passer à côté de ses convictions. Ainsi, en fin de carrière, ils pourront se regarder dans la glace.
En définitive, quel est le rôle principal d’un numéro un aujourd’hui ?
Il reste celui d’un chef d’orchestre. Et dans une entreprise responsabilisante, ce rôle s’accentue : donner du sens, définir la raison d’être de l’entreprise et la partager, vérifier la pertinence des grandes orientations qui en découlent… Le numéro un est garant d’une absolue cohérence.
Autre point : la gestion des personnes. Il lui revient de savoir les motiver et de répondre à une soif croissante d’autonomie, que j’observe d’ailleurs chez les jeunes générations, mais aussi les autres. C’est une des grandes clefs pour retenir les talents.
Les entreprises, qui n’apparaissent pas comme des havres d’accueil, doivent se dépêcher de le comprendre.
Comment il se ressource ?
« La natation me fait un bien fou ! La lecture aussi. Je me passionne pour l’histoire et la politique internationale : la guerre des Six-Jours, la question du Moyen-Orient…
Mon père, diplomate en Egypte notamment, m’a transmis cette passion pour les grands sujets géopolitiques. »
Muriel Jasor