ENQUÊTE Gafa, start-up et grandes entreprises traditionnelles s’arrachent les meilleurs experts de l’intelligence artificielle, au détriment de la recherche publique. La France, particulièrement touchée, cherche la parade.
Titulaire d’un DEA en sciences cognitives à l’université Pierre et Marie Curie, d’un doctorat en mathématiques à Paris-Sud, chercheur à l’université Carnegie Mellon et fondateur de Vivisimo à Pittsburgh, ainsi qu’ancien patron du programme Watson d’IBM : c’est ce que vient de s’offrir Facebook en recrutant Jérôme Pesenti, pour diriger, au côté de Yann LeCun , pionnier des réseaux de neurones artificiels, sa division intelligence artificielle (IA).
Autant dire que les Français ont la cote à Menlo Park, le campus du réseau social, puisque c’est aussi un Français, Antoines Bordes (thèse à Pierre et Marie Curie, PhD à l’université de Montréal, chercheur au CNRS), qui dirige le laboratoire d’intelligence artificielle parisien de Facebook (FAIR). Ces recrutements de haut vol illustrent en tout cas la course aux talents lancée par les principaux acteurs de l’IA dans le monde.
Des deux côtés de l’Atlantique, des chercheurs, des professeurs rattachés à des organismes publics ou à l’université sont courtisés, voire débauchés par des grandes entreprises technologiques, Gafa ou autres. Il y a bien sûr les rémunérations très attractives, multipliées par quatre ou cinq par rapport à ce que proposent les centres de recherche, dopées par la pénurie sur le marché.
Pour un chercheur, l’argent est toutefois rarement la motivation principale pour rejoindre le privé. « Ce que l’on veut, relève Rémi Munos, en disponibilité de l’Inria chez Google Deepmind, c’est travailler dans un environnement dynamique, résoudre des problèmes intéressants avec les outils informatiques puissants, tout en continuant de publier. »
Double profil
Comme dans le football, l’intelligence artificielle a ses stars, à l’image de Yoshua Bengio (université de Montréal) ou Yann Le Cun (Facebook). A la différence du mercato, où les clubs achètent un seul joueur, ces vedettes amènent avec elles une équipe de scientifiques renommés.
Alors que, depuis cinq ans, la vague de l’IA déferle sur tous les secteurs de l’économie, la concurrence pour détecter des cerveaux dotés d’un double profil – mathématique et informatique indispensable dans le domaine – fait rage. Au-delà de la recherche académique, très investie sur le sujet, les Gafa, voire plus largement les grands groupes numériques, recrutent massivement.
Portées par leurs levées de fonds, les start-up reposant sur l’IA sont aussi sur les rangs. Etre visible sur le marché est alors déterminant pour attirer les talents, indique Rand Hindi, le fondateur de Snips qui a développé un service d’assistant vocal et emploie 27 ingénieurs spécialisés en « machine learning », l’une des principales composantes de l’IA.
Les entreprises traditionnelles, quant à elles, commencent à se rendre compte du retard qu’elles ont accumulé. « La difficulté pour elles est de faire savoir qu’elles représentent un terrain de jeu intéressant dans le domaine », constate Jérémy Harroch, ancien de Lehman Brother qui a créé, il y a sept ans, Quantmetry, un cabinet de conseil spécialisé dans le « machine learning ».
Compétition mondiale
Et celles qui sont en pointe dans le domaine – comme Philips, qui développe des intelligences artificielles dans ses process d’imagerie médicale -, reconnaissent qu’il est plus difficile qu’avant de recruter. « Nous cherchons des profils ayant une double compétence IA et santé. Et, dans la Silicon Valley, nous subissons la concurrence des start-up et surtout des Gafa qui peuvent verser des bonus de plusieurs centaines de milliers de dollars », expliquent François Andry et Nicolas Villain, chargés de la recherche au sein du groupe néerlandais.
La compétition est mondiale. « Les pays à tradition mathématique et informatique sont les mieux placés », observe Sylvain Duranton, qui a monté l’antenne française de Gamma, le département IA du BCG – 350 personnes dans le monde. Parmi eux, les Etats-Unis, Israël, la Chine, mais aussi le Japon, la Russie. Ou encore le Canada qui, doté d’un cadre très favorable et de stars comme Yoshua Bengio, est devenu un pôle très attractif pour la communauté scientifique comme pour les groupes technologiques.
Atouts français
Dans ce paysage, la France a des cartes à jouer. Certes, elle part bien avec quelques handicaps : elle n’a pas de champion national – ou européen – à faire valoir et ne se distingue vraiment ni dans le domaine de recherche appliquée ni dans celui de la création de valeur.
En revanche, sa recherche académique, développée au sein d’établissements comme l’Inria, le CNRS, le CEA-Tech, etc., est reconnue dans le monde entier et est au cœur de partenariats avec des géants numériques tels Facebook et Microsoft. Elle peut se targuer de quelques professeurs à renommée internationale et d’un vivier de jeunes diplômés formés à très haut niveau – Centrale, l’X, les Mines, l’ENS Cachan, l’université Pierre-et-Marie-Curie… – en mathématique, statistique et informatique, même si les profils véritablement IA sont encore rares.
Un dispositif comme les conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre), qui facilite l’intégration des thésards en entreprise, est aussi un atout, selon Antoine Bordes. Il va ainsi permettre à Facebook d’accueillir 30 doctorants supplémentaires dans son centre à Paris d’ici à 2022.
« France is IA »
A l’image du réseau social américain, plusieurs géants internationaux ont d’ailleurs choisi l’Hexagone pour y installer leur laboratoire d’intelligence artificielle. Le chinois Huawei, les japonais Fujitsu et Sony… Fin 2016, le collectif France is IA décomptait neuf centres privés sur le territoire national, dont six étrangers. Et ce n’est pas fini : Google vient d’annoncer son intention d’ouvrir un nouveau centre de recherche en IA à Paris.
En mars, ce sera au tour de Valeo d’ouvrir son centre de recherche mondial en IA et « deep learning » dédié aux applications automobiles , à Paris, attiré par « les cerveaux brillants qu’on y trouve et les possibilités de mise en réseau des ressources, fondamentale dans cette discipline », indique Marc Vrecko, directeur du pôle d’aide à la conduite qui vise une vingtaine de chercheurs au démarrage et, à terme, une centaine.
A l’inverse, les meilleurs spécialistes tricolores, très sollicités à l’étranger, vont travailler à New York, San Francisco, Montréal, etc., plutôt que de rester en Europe. « Tous les mois, des industriels du monde entier me contactent pour savoir s’ils peuvent trouver en France les profils qu’ils recherchent ! » s’exclame Stéphane Mallat, professeur au Collège de France sur la chaire de « sciences des données ».
Recherche académique dépeuplée
Conséquence des départs massifs vers le monde de l’entreprise en France ou à l’étranger, les instituts de recherche académique français se dépeuplent. « Si cela continue, on va se retrouver dans une situation étrange où il n’y aura quasiment plus personne à l’université ou dans les grandes écoles pour former les nouvelles générations d’ingénieurs et de chercheurs », déplore le mathématicien.
Le centre de recherche de l’Inria de Lille illustre parfaitement le phénomène. « En 2014, mon équipe était constituée de onze ou douze chercheurs fonctionnaires. Neuf d’entre eux sont partis depuis, dont six chez des Gafa », raconte Philippe Preux, responsable d’une équipe de recherche dédiée à l’apprentissage automatique. Trois d’entre eux ont rejoint Google DeepMind à Londres, un autre est parti chez Adobe avant d’aller chez Google en Californie, un autre travaille chez Facebook à Paris, un dernier chez Criteo. Enfin, un chercheur a créé sa start-up.
Tous ont profité des possibilités de détachement prévues dans les statuts de l’Inria qui leur garantit de pouvoir réintégrer un poste au sein de l’établissement. « Aujourd’hui, nous ne sommes plus que quatre, ce qui diminue nos possibilités de recherche », regrette Philippe Preux.
Aller sans retour
Bien sûr, il n’est pas rare qu’après quelques années passées dans un grand groupe, un chercheur revienne à l’Inria ou au CNRS. « L’avantage du public, c’est la liberté de recherche. On n’a plus la contrainte de travailler sur un produit de l’entreprise », commente l’un d’eux. Mais pour beaucoup, il s’agit d’un aller sans retour. Une situation dangereuse à terme.
Conscients des immenses enjeux que recouvre l’IA, tous les acteurs cherchent des voies pour améliorer les positions françaises. Fin décembre, des entreprises (SNCF, Vinci, Société Générale…) et des personnalités reconnues dans cet univers ont lancé Hub France IA avec l’espoir de créer un écosystème favorable à l’émergence d’une filière tricolore, voire européenne.
« Un pied dans le public, un pied dans le privé »
Face aux besoins de recrutement non satisfaits – sur deux ans, 1.087 étudiants sont sortis d’un des 18 masters en IA, ce qui est très insuffisant au vu des besoins -, la priorité est d’augmenter sensiblement le nombre de jeunes formés à cette discipline d’avenir. « Les Gafa qui veulent créer un centre de recherche ne choisissent plus leur lieu d’implantation en fonction de l’existant, mais en fonction de la capacité du pays à produire des profils bien formés dans le futur », souligne François Sillion, directeur général délégué à la science à l’Inria.
Le monde académique se mobilise. Ainsi va-t-il de l’Ecole polytechnique, qui lancera en septembre sur son campus de Paris-Saclay un « graduate degree » associant intelligence artificielle et traitement des informations visuelles avec l’Inria, l’ENSTA ParisTech et Télécom ParisTech. Des entreprises aussi. Microsoft, qui a ouvert il y a un an sa « AI Factory » à Station F, va ouvrir une école dédiée à l’IA, dans ses locaux d’Issy-les-Moulineaux, « pour accompagner des publics éloignés de l’emploi vers des métiers d’avenir », en s’associant avec l’école Simplon pour les programmes.
Favoriser la « porosité »
Un consensus se dégage aussi pour réclamer un assouplissement du fonctionnement des instituts publics et des universités afin de favoriser la « porosité » entre le monde académique et celui de l’entreprise. « Il serait intéressant que nos chercheurs puissent avoir un pied dans le public et un pied dans le privé », juge François Sillion. Comme aux Etats-Unis, où de nombreux chercheurs recrutés par des entreprises privées enseignent dans les universités, à l’image de Yann LeCun qui donne des cours à la New York University.
Toutes ces problématiques sont d’ailleurs au cœur de la mission sur l’intelligence artificielle confiée par le gouvernement au mathématicien et député LREM, Cédric Villani. Pour lutter contre le débauchage des talents qui, souligne-t-il, n’est pas un sujet spécifiquement français, « une piste est de favoriser la multi-appartenance afin qu’un chercheur du public puisse aussi travailler dans le privé », indique le médaillé Fields 2010, tout en pointant des « obstacles de nature culturelle ».
Autre option, faciliter les conventions de coopération passées entre instituts publics, universités et entreprises. Entre autres recommandations, la mission devrait aussi préconiser la création d’un institut dédié à l’IA. « L’important est que la France monte en gamme », insiste Cédric Villani. C’est en tout cas la condition pour qu’elle s’assure une place de choix dans ce domaine décisif de l’intelligence artificielle.