De la rédaction des fiches de poste en passant par le tri des CV et même des entretiens virtuels, l’IA s’immisce dans toutes les phases du recrutement. Et divise les professionnels des ressources humaines.
« Bonjour Benjamin. Pour commencer, pouvez-vous me parler de vos expériences précédentes en insistant sur vos stages en marketing ? » Sur l’écran, c’est un avatar à lunettes, vêtu d’une veste de costume, qui vient de prononcer cette phrase. Pendant que ses lèvres bougent artificiellement, la conversation est automatiquement retranscrite à l’écrit. Après avoir écouté la réponse du candidat, le robot hoche la tête et se veut encourageant : « Merci d’avoir partagé ça. Il semble que vous ayez une expérience significative des campagnes d’e-mails, ce qui constitue une partie importante du poste. » En tout, cet échange virtuel doit durer une vingtaine de minutes. Sur les 200 CV qui lui ont été présentés, l’intelligence artificielle en a sélectionné une cinquantaine sur la base des compétences puis leur a fait passer des entretiens. A la fin, seule une « short list » des trois meilleurs candidats sera présentée devant un vrai recruteur, qui prendra la décision finale.

Ce scénario, qui ressemble pour l’instant à de la science-fiction, c’est la promesse d’HR Engine. Cette start-up française, valorisée à dix millions d’euros, estime faire gagner aux recruteurs « environ deux jours de travail » et assure avoir déjà plusieurs clients, en France et à l’étranger.
Les biais de l’IA en question
L’entreprise n’est pas la première à surfer sur la vague de l’IA appliquée au recrutement. Ces innovations ambitieuses ne font pourtant pas l’unanimité auprès des professionnels du secteur. Déjà, parce que dans la solution proposée par HR Engine, c’est l’IA qui trie et sélectionne les CV qui seront reçus en entretien. « Pour choisir, l’IA utilise les données qu’on lui a injectées donc s’il y a toujours eu des hommes à ces postes, elle va penser qu’ils sont plus compétents et privilégier les profils masculins », prévient Marie Content, avocate en droit social chez BG2V.
Pour éviter ces pièges, Malik Rajan, le fondateur d’HR Engine, assure que sa technologie ne s’appuie pas sur les profils précédemment recrutés mais sur les compétences. « On dit à l’IA : voilà trois à sept compétences clés et va les rechercher sur le CV. Si elle ne trouve pas le bon mot-clé, elle est capable d’analyser les expériences du candidat pour savoir s’il a acquis ces compétences », affirme-t-il. Son robot est également limité par « des clauses lui disant de ne pas tenir compte du genre, de l’âge ou des croyances ».
L’IA permet à beaucoup plus de candidats de passer l’étape de l’entretien. Si c’était un humain, seuls 20 CV sur 200 auraient été retenus.
Malik Rajan, fondateur d’HR Engine
Si la question des biais de l’IA interroge, 63 % des recruteurs expliquent faire confiance à leur intuition pour recruter, révèle une étude publiée en 2023 par la solution RH WeSuggest. « L’IA n’a pas plus de biais que l’humain qui l’a entraînée. Je pense qu’en rationalisant le processus, elle peut même aider à supprimer les biais », estime Olivier Bonnefous, un recruteur passionné d’IA.
Autre sujet d’inquiétude : le recruteur n’aura pas le temps de vérifier les 150 CV qui ont été recalés par l’IA, peut-être pour de mauvaises raisons. Parmi les partisans de ces nouvelles technologies, certains, comme Olivier Bonnefous, rappellent pourtant que « le tri automatique des CV par mots-clés, ça fait dix ans que ça existe et ça fait dix ans que c’est déjà injuste ». « Même avant, si les recruteurs avaient une pile de cent CV et trouvaient le bon candidat dans les vingt à trente premiers, ils ne s’embêtaient pas à lire le reste », pointe-t-il.
Des « soft skills » difficiles à évaluer
Reste à savoir si un entretien réalisé par un robot peut apporter autant d’informations qu’un entretien humain, notamment sur les indispensables « soft skills » ? « Le robot a plus de mal à les évaluer, comme la motivation », reconnaît Malik Rajan.
Un entretien qui ne prend en compte que les « hard skills » a-t-il vraiment un intérêt ? « Sur certains postes peut-être. Mais pour 95 à 99 % des cas, les compétences les plus importantes sont de l’interpersonnel et la capacité d’adaptation. J’ai plutôt tendance à penser qu’il vaut mieux utiliser l’IA pour gagner du temps sur l’analyse des CV et passer dix minutes de plus en entretien », résume Alexandre Malarewicz, DRH d’Empowill.
Enfin, le dernier obstacle reste celui de l’expérience candidat. « On a de bons retours des candidats qui trouvent que l’IA est gentille, met les formes, donne un feedback… En plus, l’outil permet à beaucoup plus de candidats de passer l’étape de l’entretien. Si c’était un humain, seuls 20 CV sur 200 auraient été retenus », défend Malik Rajan, le fondateur d’HR Engine.
« Il ne faut pas oublier qu’il y a aussi un enjeu d’attractivité côté employeurs », balaie Alicia Leclerc, formatrice et consultante en recrutement. « A la place du candidat, on peut avoir le sentiment que sa candidature n’est pas vraiment prise en compte, on n’a pas vraiment la possibilité de poser des questions, on ne sait pas comment vont être traitées les informations que l’on donne », détaille la recruteuse. Selon une étude réalisée par l’Ifop en 2023 pour la solution RH Yaggo, 71% des répondants n’accepteraient pas que leur candidature soit examinée et évaluée uniquement par une IA.
Rédiger des fiches de postes ou chasser sur LinkedIn
Plus prudents, les recruteurs interrogés par « Les Echos » réfléchissent à intégrer certains outils d’IA dans leurs pratiques sans aller aussi loin. C’est par exemple le cas de BNP Paribas : « Nous testons l’IA sur des cas d’usages comme la rédaction d’annonces ou des comptes rendus d’entretien. Mais nous ne l’utilisons pas du tout pour la sélection de CV, car nous pensons qu’il y a un savoir-faire unique des recruteurs qui ont une vraie expertise. Nous voyons surtout l’IA comme une aide à la décision mais pas comme un outil qui opère seul », explique Pierre-Henri Havrin, directeur du recrutement et de la mobilité au sein de la banque française.
Même son de cloche au sein du cabinet d’audit et de conseil Forvis Mazars : « On l’utilise pour aider à préparer des feedbacks adaptés, rédiger des fiches de poste, perfectionner nos accroches pour attirer des candidats sur LinkedIn », détaille la DRH du groupe, Mathilde le Coz.
L’intelligence artificielle peut aussi aider à résumer les entretiens, à préparer les questions à poser aux candidats ou même à réfléchir à sa stratégie RH sous forme de « brainstorming ». Alexandre Malarewicz estime qu’en moyenne l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le recrutement peut faire gagner entre 20 et 30 % du temps. Des heures qui peuvent être réemployées sur des tâches à plus haute valeur ajoutée, ou parfois permettre simplement à ses équipes « de partir un peu plus tôt le soir ».
Des utilisations surveillées par le droit
Pour ces professionnels, l’IA a sa place dans le recrutement à condition de ne pas lui déléguer entièrement le processus de décision. Une position partagée par le droit, qui pourrait freiner le développement des innovations un peu trop ambitieuses appliquées aux ressources humaines.
L’IA Act a en effet classé le recrutement comme étant à « haut risque ». Certains produits d’IA utilisés dans le recrutement seront donc soumis, à partir d’août 2026, à un certain nombre de critères – pour lesquels la Commission européenne n’a pas encore publié de lignes directrices – qui permettront de certifier ces innovations et d’autoriser leur mise sur le marché. « C’est un mécanisme de marquage CE qui existe pour beaucoup d’autres produits, comme les jouets », explique l’avocate Lorraine Maisnier-Boché, spécialisée en droit de l’informatique et de l’IA.
Les outils comme celui développé par HR Engine, où c’est l’IA qui sélectionne, « ont toutes les chances d’être considérés comme étant à haut risque », estime l’avocate du cabinet McDermott. Pour obtenir leur certification, ils devront donc fournir un certain nombre de garanties, « notamment l’explicabilité des décisions prises par le robot ». L’application du RGPD, qui consacre le droit des personnes à « ne pas faire l’objet d’une décision fondée exclusivement sur un traitement automatisé », pourrait également rentrer en ligne de compte, indique Lorraine Maisnier-Boché. Les entretiens d’embauche façon science-fiction, ce n’est pas encore pour demain.
Par Sarah Dumeau