Ils ont démissionné pour saisir une opportunité ou changer de métier. Mais après quelque temps, ils sont retournés dans leur entreprise initiale. Ces salariés « boomerang » sont de plus en plus nombreux et le marché du travail semble aujourd’hui favorable à les accueillir, un phénomène autrefois inimaginable.
Le jour où Delphine Daubigney démissionne de son cabinet de recrutement après deux ans passés dans « une belle équipe », elle a « un très gros pincement au coeur ». Mais l’offre est trop attractive pour être boudée : enceinte de huit mois, elle est débauchée pour intégrer l’un des plus gros cabinets de conseil du secteur, « le graal dans la chasse de tête ».
Malgré un très bon accueil dans cette structure plus importante, Delphine est confrontée en quelques mois à une philosophie du métier aux antipodes de ce qu’elle avait jusqu’alors connu. La chasseuse de têtes connaît bien ce cas de figure : « la culture d’entreprise est la principale raison de l’échec d’un recrutement, et c’est ce qu’il m’est arrivé », analyse-t-elle. Jusqu’à la convaincre de recontacter Taste, son ancien cabinet, qui lui a de nouveau ouvert ses portes.
Encore atypique, le parcours de Delphine est un cas de moins en moins isolé. A tel point que les spécialistes des ressources humaines ont donné un nom à ces profils qui quittent leur entreprise pour mieux y revenir : les « salariés boomerang ».
Selon les données analysées par LinkedIn, 2,38 % des inscrits sur le réseau social qui ont changé de poste en 2022 en font partie, contre 1,75 % en 2019. Les secteurs de la finance et des services aux collectivités sont les plus concernés, avec respectivement 5,07 % et 4,13 % de salariés qui ont rejoint leur ancien employeur parmi les recrutements de l’année dernière.
Comme Delphine, 32 % des salariés boomerang sont des cadres, estimait en 2022 l’éditeur de logiciels RH UKG .
Le Covid a rebattu les cartes
La crise sanitaire n’est pas étrangère à ce changement de paradigme dans certaines entreprises, notamment les grands groupes et les cabinets de conseil. « Selon les responsables des ressources humaines qui ont participé à notre enquête, la crise sanitaire a joué un rôle majeur dans le phénomène des salariés boomerang. Les salariés ont eu des envies de nouvelles expériences et sont partis plus facilement », relève Tiffany Blandin, data reporter chez LinkedIn Actualités.
Aux Etats-Unis, le pays constate un phénomène particulier depuis la pandémie de Covid : « la Grande démission » , soit le départ de millions de salariés en 2021 qui ont démissionné pour changer de secteur, aller chez des concurrents, partir plus tôt à la retraite ou reprendre des études.
En France, on ne parle pas de « Grande démission », mais les tensions de l’emploi dans certaines branches sont fortes et beaucoup d’entreprises expriment leurs difficultés à recruter. D’où une flexibilisation des pratiques en matière de recrutement.
« Les professionnels se sentent davantage autorisés à partir puis revenir quand ils s’estiment en position de force face aux employeurs, ce qui est le cas actuellement », complète Tiffany Blandin.
Plus facile de démissionner ?
Outre le contexte du marché du travail, les relations internes à l’entreprise jouent un rôle important dans le fait d’accepter le retour d’un ancien salarié. Le phénomène s’explique en partie par les conditions de départ, plus apaisées qu’elles n’ont pu l’être autrefois.
« Du côté des employeurs, les relations sont moins tendues avec les démissionnaires. Avant, entre un salarié et son entreprise, on était sur une sorte de mariage. Maintenant, on voit davantage la relation comme un contrat. Il y a moins d’affect dans le fait de démissionner parce que les entreprises ont intégré le fait que le salarié est là pour une durée plus courte qu’auparavant », décrypte Michael Obadia, dirigeant du cabinet de recrutement Upward.
Les conditions dans lesquelles un collaborateur quitte l’entreprise ont aussi été de plus en plus travaillées pour des questions d’image. « Il y a une telle pression sur l’image des sociétés qu’elles n’ont pas eu le choix de travailler sur le départ des salariés. Avec les sites comme Glassdoor, Great Place to Work (des sites qui référencent les entreprises selon la qualité de vie du salarié, NDLR), et les avis Google, l’entreprise doit être attirante pour optimiser les perspectives de recrutement », complète Michael Obadia, ajoutant qu’en 2022, son entreprise a elle-même réintégré cinq anciens salariés.
En outre, pour le salarié, les conditions de vie au travail sont devenues de plus en plus importantes dans le choix du poste. « L’ancien employeur peut offrir des garanties au salarié, qui sait où il va. C’est quelque chose de réconfortant.
Le Covid a incité les travailleurs à retourner dans un environnement avec des valeurs sûres, tout en retrouvant un lien social rassurant avec les anciens collègues », précise le professionnel du recrutement.
Recrutement efficace
Si les entreprises sont de plus en plus nombreuses à recruter à nouveau d’anciens salariés, c’est parce qu’elles en tirent des avantages non négligeables par rapport au recrutement d’un nouveau collaborateur, qui reste néanmoins l’immense majorité des cas en France.
« Le premier atout pour l’employeur, c’est l’aspect opérationnel du salarié. Avant, nos clients devaient trouver des candidats sous un mois. Maintenant, c’est en deux semaines. Quand on a quelqu’un qui connaît déjà le métier et maîtrise les outils, c’est un gain de temps incroyable », note Michael Obadia. Celui-ci relève aussi l’émergence des soft-skills comme atout d’un candidat potentiel. « Retrouver un collaborateur qui connaît déjà les équipes et la culture de l’entreprise , c’est rassurant. On a moins de chances de se planter sur le recrutement », commente-t-il.
Des propos confirmés par Jean-François Paillard, lui-même salarié boomerang. Il est aujourd’hui consultant chez MewsPartners, où il est revenu trois ans après avoir démissionné.
« L’entreprise a considéré mon retour de manière positive. C’est très valorisant que quelqu’un revienne, d’autant qu’ils ont besoin d’une personne déjà formée, qui connaît l’entreprise et qui a envie de s’y impliquer. J’en ai beaucoup parlé avec la DRH et dans la société, nous sommes cinq à être revenus », raconte-t-il. Il avait quitté son cabinet en 2019 pour rejoindre pendant trois ans une entreprise française de cosmétiques en tant que directeur des opérations.
Gravir les échelons
Côté salarié, le retour dans l’ancienne entreprise peut être motivé par une déception ou une question de valeurs, et est parfois synonyme de promotion : après cinq mois passés dans un cabinet concurrent, Delphine a réintégré Taste en tant que consultante senior, ce qui lui a valu une augmentation de salaire.
Comme elle, Jean-François ne s’est pas senti en adéquation avec la culture de sa nouvelle entreprise, où il raconte avoir vécu « un problème de positionnement ». Lors de son retour chez MewsPartners, avec qui il avait gardé des contacts fréquents, il est passé de « manager » à « senior manager », « ce qui aurait été mon évolution normale si j’étais resté en continu », détaille-t-il.
Loin de regretter son choix, il assure « qu’il reprendrait la même décision » si on le renvoyait en 2019 lors de son départ de MewsPartners. Car ces trois années passées hors les murs sont loin d’être du temps perdu et lui ont permis de « gagner en expertise dans les métiers de la logistique et de l’approvisionnement », domaines clés de son cabinet. « Aujourd’hui, je comprends mieux les attentes et les besoins de mes clients, car j’ai été de l’autre côté de la barrière », souligne-t-il.
Malgré un processus de recrutement « rapide » pour réintégrer son ancien cabinet, Jean-François se souvient avoir dû défendre son projet de retour auprès des directeurs associés de l’entreprise. « Ils se demandaient si je n’allais pas rester six mois pour repartir à nouveau ». Une question légitime malgré la confiance renouvelée, lorsque l’on sait que près de la moitié des salariés boomerang envisageraient de démissionner une nouvelle fois, selon l’enquête de UKG.
Par Pauline Verge, Joséphine Boone