ENQUÊTE// Entretien annuel, feedback, notes, étoiles, avis clients… L’arsenal pour évaluer les salariés s’est diversifié et musclé ces dernières années. Quelles sont les conséquences de ces méthodes sur le quotidien des employés ?
« J’ai le plus d’avis référencés de toute l’entreprise… et à 90 %, ils sont positifs ! » Julien, 39 ans, agent immobilier mandataire, ne cache pas sa fierté. Sa note s’élève à 4,8/5. A chaque fois qu’il signe un contrat, ses clients peuvent donner leur avis sous forme d’étoiles. Cette notation va orienter la stratégie d’accompagnement managérial du travailleur.
Selon cet ancien CDI devenu freelance, cet outil étoilé permet à la fois de « contrôler » l’activité des collaborateurs mais aussi « de motiver et de se légitimer auprès des clients ».
Dans un autre secteur d’activité, Léa, 30 ans, consultante senior au BCG, ne reçoit pas d’étoiles de ses clients, mais des feedbacks. Ces retours détaillés et écrits par ses managers (qui sont ajoutés à ceux de ses équipes) viennent alimenter « ses revues annuelles de carrière » – empruntant le vocabulaire du cabinet. Selon une grille qui fait office de guide, Léa y sera évaluée sur une dizaine de dimensions. Dans la moitié d’entre elles, une note de 1 à 5 résumera son niveau de compétences.
Etoilé, 1 ou 5, bas ou haut potentiel ?
« Ces retours sont très importants pour moi. Ça me permet d’avoir des traces après une mission et de comprendre telle ou telle décision de mes managers. La note chiffrée nous sert d’aiguillage, mais la finesse de l’évaluation se fait avec les commentaires », explique Léa. Et au BCG, tout le monde peut donner son avis… sur tout le monde à condition d’avoir travaillé une fois ensemble, c’est le principe du feedback à 360 degrés.
On retrouve la même logique dans un autre cabinet de conseil, Capgemini. Jean-Charles, 29 ans, y est consultant depuis plus de deux ans. Pour l’évaluer, son manager de carrière, son manager, un représentant des RH et un resource manager se réunissent tous les trois mois pour faire le point sur les retours compilés au fil de ses missions du trimestre.
Le « suivi global du collaborateur » selon les termes utilisés par l’entreprise se fait via un outil interne implanté depuis 2017. Duquel découle (en partie) l’évaluation de son « potentiel ». Déterminé par la motivation et les capacités démontrées par les collaborateurs, il peut être bas, moyen ou encore haut. L’accompagnement du collaborateur s’ajustera ensuite à cette évaluation pour répondre aux problématiques d’un secteur ultra-compétitif.
J’ai été détecté haut potentiel dans l’entreprise
Jean-Charles, 29 ans, consultant
En poste depuis un peu plus de deux ans, Jean-Charles loue ce process. « Je suis entré comme développeur, aujourd’hui je suis consultant métiers au contact des clients. Grâce à ce process, j’ai pu grimper les échelons rapidement car j’ai à la fois validé les compétences requises et été détecté comme ‘haut potentiel’ dans plusieurs domaines. » En parallèle, il a pu augmenter son niveau de responsabilités en passant niveau B sur une échelle de A à E, alors qu’il avait intégré le cabinet au niveau A.
Évaluation sous conditions
Quelle soit lettrée ou numérale, la notation n’est donc pas l’apanage des livreurs Uber Eats. Elle n’est en fait qu’une des déclinaisons possibles de l’évaluation, un outil aujourd’hui largement intégré dans les entreprises. Légalement, l’employeur n’y est pas obligé mais il a le droit d’évaluer le travail selon différentes formes (entretien, notation, grille d’appréciation, etc.). Ces évaluations sont soumises au respect de nombreuses conditions, entre autres la confidentialité des résultats, l’objectivité et la transparence des critères.
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S’il le souhaite, l’employeur peut proposer, à la fin, une augmentation de la rémunération ou une promotion. En revanche, une ou plusieurs mauvaises évaluations (par exemple, non-réalisation des objectifs) ne permettent pas à l’employeur de rétrograder le salarié, ni de baisser sa rémunération sans son accord. De même, une ou plusieurs mauvaises évaluations ne suffisent pas, à elles seules, à justifier un licenciement.
Plus de 80 % des entreprises
Née aux Etats-Unis dans les années 1970, la tendance de l’évaluation des salariés s’est exportée en Europe dans les années 1980 et 1990. Sa généralisation date de la décennie suivante. D’abord appliquée aux cadres des grandes entreprises – notamment dans la banque et l’assurance – elle s’est élargie progressivement aux métiers d’exécution, puis aux moyennes, voire aux petites entreprises. En 2010, plus de 80 % des entreprises françaises la pratiquaient, selon une étude européenne citée par « Le Monde ».
Estimer quelle est la part d’entreprises qui évaluent via des notes chiffrées est aujourd’hui quasiment impossible. « Elles restent très discrètes sur leur cuisine interne », décrypte Dr Florence Benichoux, à la tête de Better Human, un cabinet de conseil en ressources humaines. Selon la spécialiste, de moins en moins de sociétés affichent leurs méthodes quantitatives d’évaluation, mettant l’accent sur le qualitatif, par peur des répercussions juridiques.
Quotas, scandales et procès
Ces dernières années, les scandales et les procès se sont multipliés. En 2002, IBM est épinglé pour son système de notation des salariés par classement. Il s’agit de classer les salariés en différentes catégories pour déterminer l’évolution de leur rémunération. Les syndicats, à l’époque, reprochaient à leur direction d’avoir mis en place au sein de ce système de notation, des quotas. Selon eux, sachant que les salariés étaient notés de 1 (très bon) à 4 (médiocre), les responsables hiérarchiques devaient faire en sorte qu’au moins 3 % des évalués soient classés en 4.
En 2013, c’est au tour d’HP de passer à la barre pour le même motif. Condamnée en première instance par le tribunal de Grenoble, la société fait appel et la Cour de cassation déclare alors qu’un mode d’évaluation des salariés reposant sur la création de groupes affectés de quotas préétablis que les évaluateurs sont tenus de respecter est illicite. Tel n’est pas le cas lorsque les quotas ne sont proposés qu’à titre indicatif.
Ranking forcé, ranking généralisé ?
Quatre ans plus tard, le groupe Sanofi fait l’objet d’une enquête pour son système de notation. Des salariés déclarent être sous-évalués pour atteindre des quotas de mauvais collaborateurs fixés par la hiérarchie – le ranking dit « forcé » est de nouveau en cause. L’affaire défraie la chronique, la direction, comités et syndicats s’affrontent à coups de communiqués de presse.
D’après les différentes spécialistes que nous avons consultées, il est probable que ce type de pratiques perdurent encore au sein de certaines entreprises, notamment dans les secteurs où les primes sont conséquentes.
L’évaluation est partout
Bénédicte Vidaillet, psychanalyste
Mais les reproches ne concernent pas que les quotas. La plupart des salariés critiquent « le système d’évaluation individuelle » appliqué dans leur entreprise ou administration, d’après l’édition 2021 du baromètre sur leurs opinions et leurs attentes au travail réalisé par Viavoice pour l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens de la CGT.
« Pas fondé sur de bons critères »
Près de 7 techniciens ou salariés des professions intermédiaires sur 10 considèrent que l’évaluation ne reconnaît pas leur travail (68 %), tandis que plus de 6 sur 10 estiment qu’il n’est pas transparent (62 %). Chez les cadres, près de six salariés sur dix trouvent que ce système n’est pas transparent (58 %), ni « fondé sur de bons critères » (62 %). Et on en imagine assez bien les éventuelles dérives : mise en concurrence, surmenage, pression, humiliation, éviction…
Reste que certains modes de notation transparents et licites peuvent plaire aux salariés. A l’unisson, Julien, Léa et Jean-Charles nous ont ainsi raconté « être boostés » par la note et les feedbacks dans leur travail, voire dans leur carrière. Dans leur bouche, la critique est quasi inexistante.
Le tonneau des Danaïdes
Mais alors pourquoi aiment-ils être évalués ? « La quête insatiable de reconnaissance ! » répond Bénédicte Vidaillet, maître de conférences à Lille-I, dans son ouvrage Evaluez-moi ! Evaluation au travail : les ressorts d’une fascination (Ed. Seuil, 2014). Et la psychanalyste l’assure, nous avons besoin que l’on nous dise que ce que nous produisons est bien.
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Néanmoins, elle pointe l’aspect pervers de cette logique qu’elle compare au tonneau des Danaïdes. On le remplit, mais s’il est percé, ce n’est jamais suffisant. « Plus on prétend évaluer au plus près […] ce qu’a effectué l’individu et le récompenser en fonction, plus on élargit le trou et on crée une instabilité identitaire qui ne peut qu’alimenter la demande sans fin d’être reconnu », écrit Bénédicte Vidaillet, insistant sur le fait que « l’évaluation est partout » dans le monde du travail.
Évaluation vs. évolution
Quelles sont les éventuelles parades face à cet « engrenage de l’évaluation » ? Sur la forme, Dr Florence Benichoux propose de ne plus parler de « notation » ou plus généralement « d’évaluation » mais plutôt « d’évolution ». « Il faut que ce soit un espace de dialogue et d’écoute des salariés, et non un moment qui puisse les fragiliser. Je ne suis pas contre la notation, mais contre ses excès et son individualisation ! » explique la spécialiste qui plaide pour une évaluation plus collective.
L’évaluation collective permet d’éviter certains biais. Mais d’autres peuvent se nicher ailleurs. « La méthode 360 qui croise plusieurs regards ne garantit pas l’absence de biais, pointe Sophia Galière, maîtresse de Conférences en Théorie des organisations à l’Université Côte d’Azur. En quoi la multiplication de points de vue justifierait l’objectivité et la neutralité de l’évaluation ? »
Les interrogations sur les méthodes d’évaluation sont donc encore multiples. Et les réponses fluctuent toujours – selon les structures, les situations, les moments. Mais, tout le temps, partout, Frédérique Chédotel, directrice adjointe de l’IAE Angers rappelle qu’il est « primordial pour qu’une évaluation soit pertinente qu’elle intègre vraiment le droit à l’erreur. »
Par Marion Simon-Rainaud