L’avantage, avec les interactions physiques au siège social ou sur un site de l’entreprise, c’est qu’elles exercent une forme de régulation des accoutumances. Mais comment les détecter à distance ?
Débattre des bénéfices et inconvénients du télétravail reste la grande affaire de ces deux dernières années. Au nombre des écueils identifiés figure un sujet de préoccupation grandissant que les entreprises n’évoquent qu’à bas bruit. Il porte sur une étroite et inquiétante corrélation entre télétravail et addictions.
L’isolement social que peut générer le télétravail, l’incertitude née du contexte de pandémie et le stress qui en découle nourrissent bien des conduites addictives. Ces dernières – proportionnelles au nombre de jours consacrés au télétravail – ont atteint leur comble durant les confinements et perdurent chez ceux qui pratiquent assidûment ce type de travail à distance.
Syndrome de Fomo
Insidieux mais bien réel, le risque d’addiction est tel que d’aucuns, en entreprise, se réjouissent que le télétravail ne soit plus, depuis le 2 février 2022, une obligation mais une recommandation . Car, à en croire 31 % des salariés et 40 % des managers, sondés par Odoxa, les addictions étaient déjà fréquentes sur le lieu de travail avant la pandémie. Mais elles le sont aujourd’hui bien davantage en télétravail, selon 41 % des salariés et 47 % des managers.
Surconsommation d’alcool, de cannabis ou de médicaments, tabagie excessive, troubles alimentaires, cyberdépendance aux jeux ou aux rencontres sentimentales, addictions sexuelles en ligne, achats compulsifs, sur engagement dans le travail… Les formes d’accoutumances sont nombreuses, sans compter la montée en puissance du syndrome de l’imposteur et du syndrome de Fomo (« Fear of Missing Out » ou peur de louper la moindre information) qui se manifeste par un phénomène d’hyper connexion. Les Anglo-saxons parlent de « blurring » quand quantité d’ appareils connectés permettent alors de travailler en permanence, n’importe où et n’importe quand, mélangeant allègrement les temps professionnels et privés.
Autant d’addictions qui débouchent sur quantité de troubles psychiques et du sommeil, sur des risques d’accidents du travail et/ou la mise en danger de l’équilibre familial. « Les demandes d’avance sur salaire, par exemple, augmentent proportionnellement aux addictions aux jeux d’argent », illustre Bruno Mettling , ancien DRH d’Orange et président-fondateur du cabinet de conseil Topics.
Importance de la prévention
L’avantage, avec les interactions physiques au siège ou sur un site de l’entreprise – à la machine à café, en réunion, etc. -, c’est qu’elles exercent une forme de régulation de ces accoutumances. Mais comment les détecter à distance ? Pour ne s’en tenir, pour l’heure, qu’au monde réel ; le metavers se promettant d’être particulièrement addictif, à en croire Frances Haugen , la lanceuse d’alerte qui accable Facebook. Comment remarquer, par exemple, que tel collaborateur jongle entre deux écrans, l’un consacré à son travail et l’autre à un site de cryptomonnaies ?
Chez EDF, un recueil de 28 pages sur la « prévention des pratiques addictives » regroupe 9 fiches de recommandations. Avec, en complément, un guide pratique – « Faire face à l’addiction » – à l’attention des managers, qui précise qu’ils sont en position de contributeurs essentiels de la politique de santé-sécurité. De son côté, la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) fournit des kits et protocoles. « Mais si les approches traditionnelles (plaquettes de prévention, conférences d’information, etc.) sont bien évidemment utiles, elles ne sont pas suffisantes », juge Bruno Mettling. Le soutien psychologique des hotlines ne suffit pas non plus. « L’entreprise doit se lancer dans une politique plus ambitieuse, qui implique la médecine du travail, les managers et les ressources humaines (RH) », préconise-t-il.
Dimension citoyenne
Cela revient à faire accompagner la médecine du travail par des addictologues et des psychiatres. Et à former les managers intermédiaires – qui d’ailleurs peuvent parfois eux-mêmes être concernés par des conduites addictives – à l’observation et à la détection de signaux faibles. « Sans pour autant trop charger leur barque ni les transformer en thérapeutes », insiste Bruno Mettling. Enfin, une fois l’addiction révélée, les ressources humaines peuvent prendre le relais et jouer un « rôle de triangulation entre médecine du travail, managers et RH ».
Rappelons que les employeurs ont une responsabilité civile et pénale en matière de protection de la santé physique et psychique des collaborateurs, en particulier en matière de gestion des conduites addictives. Ainsi, depuis mars 2021, chez AXA , 15 dirigeants de société et patrons de fonctions support se forment sur des sujets de santé mentale dans le cadre d’un programme mis sur pied avec Columbia University. Une autre formation, digitale cette fois, donne aux 10.000 managers du groupe de premières clés pour réagir face à un collaborateur en situation d’anxiété.
« Le contexte de pandémie pourra sans doute expliquer des gestions managériales improvisées, mais n’occultera pas les responsabilités de l’entreprise qui en découleront. », prévenaient l’addictologue Alexis Peschard, président de GAE Conseil, et l’avocate experte en santé et sécurité au travail, Jamila El Berry dans une tribune publiée par « Les Echos » lors du premier confinement. « Et au-delà des aspects juridiques, l’entreprise a aussi une responsabilité dans sa dimension citoyenne, étant un des acteurs de la santé publique », ajoute aujourd’hui Bruno Mettling.
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Par Muriel Jasor