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Télétravail : les sujets qui fâchent

Télétravail et entreprise

Installé pour durer, ce mode de travail – qui touche 46 % des salariés en France – laisse en suspens quelques questions délicates. A régler, pour certains, par le dialogue social et l’épreuve du terrain, ou bien, pour d’autres, par la voie réglementaire ou législative.

A l’heure où les négociations salariales s’engagent , il apparaît, chez les salariés, que la question de la qualité de leur vie professionnelle rejoint, en importance, celle du salaire. « En France, 46 % télétravaillent dont 39 % en hybride et 7 % à 100 % », indique la 8e vague du Baromètre réalisé par OpinionWay pour Empreinte Humaine. Officialisée fin août dernier par la ministre du Travail Elisabeth Borne, la fin du télétravail imposé a cédé le pas à une forme modérée et cadrée de travail à distance. Et tout le monde s’accorde pour dire que le télétravail – pour les 46 % de salariés qu’il concerne, selon le Baromètre – va durablement s’inscrire, au sein d’un mode de collaboration hybride , dans le vaste mouvement de transformation qui saisit les entreprises.

Considérant l’urgent besoin de reformer un collectif professionnel et les attentes des salariés en termes de flexibilité et d’autonomie, les accord d’entreprises issus de la négociation collective, les chartes prévoyant l’organisation unilatérale du télétravail par l’employeur, les accords de gré à gré avec les salariés dont les clauses sont intégrées aux contrat de travail tout comme les accords oraux ou par e-mail, également possibles, ont en moyenne opté pour deux jours hebdomadaires de télétravail. Cependant, sous certains aspects, la mise en oeuvre du dispositif pose quelques difficultés et soulève déjà nombre de questions. Et pas des moindres.

Quid d’un talent qu’on ne verrait jamais ?

Selon la dernière étude de l’Association nationale des directeurs/directrices des ressources humaines (ANDRH), 15 % des DRH rencontrent des difficultés dans la mise en oeuvre de leur accord de télétravail. Des télétravailleurs manifestent une « opposition » face aux impératifs organisationnels et font des difficultés pour regagner le bureau. Et 12 % des salariés sondés par Ipsos/Empreinte Humaine ne seraient toujours pas retournés au bureau depuis le début de la crise ; « leur niveau de détresse psychologique étant de 56 % pour ces derniers contre 36 % quand ils y sont retournés ».

Le risque est grand que ces salariés ne voient plus leur entreprise que comme « un service immatériel et interchangeable », avertit Emmanuelle Pays, DRH d’Extia. « Attention à ce que le distanciel ne se confonde pas avec une distanciation à l’égard du travail, met en garde Valérie Meimoun Hayat, avocate en droit du travail, associée du cabinet HMS. Sauf cas médical spécifique concernant un proche ou lui-même, le salarié ne peut pas refuser un retour au moins partiel au bureau à l’issue de la crise sanitaire. » Certes, pérenniser le télétravail garantit l’attraction de talents . « Mais à 100 % ? Quid d’un talent qu’on ne verrait jamais ? L’entreprise, ce n’est pas seulement de la production, c’est aussi des interactions », rappelle Benoît Serre, vice-président délégué de l’ANDRH. « Les métiers les plus ‘télétravaillables’ sont les digitaux, ceux dont on a justement besoin. Les soumettre à du télétravail à 100 %, c’est ouvrir la porte à la délocalisation et la concurrence mondiale », poursuit celui qui est aussi DRH France de L’Oréal. Dans un tel contexte, la France, avec ses coûts salariaux élevés et son modèle social très protecteur, serait à tous les coups perdante.

Alors que la loi de 2017 sur le renforcement du dialogue social a apporté des simplifications majeures pour mettre en place le télétravail et en a fait un droit pour le salarié (sous différentes conditions), l’ANDRH indique que des discussions achoppent sur les critères d’éligibilité, le nombre de jours à consacrer au télétravail et les modalités financières d’indemnisation. « Les DRH ont beaucoup travaillé sur des cas individuels, ces dix-huit derniers mois, aujourd’hui ils doivent replacer le curseur sur le collectif », prévient Audrey Richard, la présidente de l’ANDRH. « On compte effectivement quelques salariés réfractaires, confirme un responsable des ressources humaines. D’un autre côté, il faut aussi faire avec des managers implicitement peu prompts, en dépit des accords signés, à considérer le télétravail comme du… travail ! Ils ne le jugent guère adapté à l’innovation et à la nécessité de coller aux demandes des clients. » Autre point notable : l’organisation hybride tend, pour sa part, à braquer le projecteur sur les « mauvais » managers, ceux qui ont toujours peiné à susciter de l’adhésion et à manifester leur confiance. Ces derniers représenteraient une proportion de 20% puisque le baromètre Ipsos/Empreinte Humaine indique que 8 télétravailleurs sur 10 estiment avoir la confiance de leur management.

Coûts, responsabilité, ligne floue

Sujet délicat, celui des coûts. D’un côté, les factures de gaz et d’électricité évoluent à la hausse au domicile du télétravailleur ; d’un autre, toujours selon le baromètre Ipsos/Empreinte Humaine, 19 % des salariés déclarent avoir déménagé (dont 35 % des télétravailleurs) – parfois loin -, depuis le début de la crise, alors que l’obligation de l’employeur de rembourser la moitié de ses frais de transport demeure.

Il faut enfin aussi compter avec toutes ces interrogations : quelle responsabilité de l’employeur par rapport au lieu d’exercice du télétravail ? Quid des risques d’accident du travail ? Comment calculer la durée du travail à distance ? En désaccord avec l’Accord national interprofessionnel télétravail de novembre 2020 , l’ANDRH demande au législateur d’adapter le Code du travail afin d’éviter, comme le considère aussi le professeur de droit du travail Jean-Emmanuel Ray , trop d’insécurité juridique pour les employeurs.

Tout ce qui touche à l’évolution du contrat de travail et à l’aménagement de ses conditions est en effet source d’un contentieux abondant. « Le principe de réversibilité inscrit dans la loi pour le télétravail est lui aussi générateur de situation conflictuelles lorsqu’il n’est pas bien balisé lors de la mise en place. Le télétravail interroge le management des équipes sur le rapport au travail, à la distance et au temps. Plutôt que légiférer encore et encore, il vaudrait mieux miser sur un retour d’expérience terrain, dans les trois ans, anticiper les noeuds de conflits et de résistance en privilégiant le dialogue social qui doit adapter les accords aux enjeux de métiers, de responsabilité et d’autonomie», estime estime Valérie Meimoun Hayat. L’employeur est en permanence confronté à la gestion des refus d’évolution de la relation de travail, dans un sens comme dans l’autre, d’autant plus aujourd’hui que la crise sanitaire, qui a généré du télétravail imposé, a aussi mis l’accent sur des problématique d’isolement et de démotivation, causés par l’éloignement, comme risques psycho-sociaux.

La jurisprudence a tracé une ligne entre les fondamentaux du contrat de travail, qui ne peuvent pas évoluer sans l’accord du salarié, et les conditions d’emploi qui relèvent du pouvoir d’organisation et de direction de l’employeur. Mais la ligne entre droit, aspirations des salariés et nécessités organisationnelles que l’employeur peut imposer en matière de télétravail est encore floue. Et les contraintes économiques poussent les entreprises à économiser des mètres carrés… « C’est la recherche de l’équilibre et de la mesure qui devrait prévaloir. Une nouvelle inflation réglementaire et/ou législative viendrait contredire une souplesse vitale pour une organisation du télétravail fédératrice et réussie », conclut Valérie Meimoun Hayat.

 

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